Tout ce qui nous appartient nous est « propre », nous le tolérons, le supportons, même si c’est la saleté, le désordre. Mais si ces objets, odeurs, déchets appartiennent à un autre, ils nous sont insupportables, dérangent.
Michel Serres, dans ce court essai très facile à lire, fait remonter cette sensibilité aux comportements des animaux , même rudimentaires, qui savent marquer leur identité, se dinstinguer de l’autre. Les animaux marquent leur territoire de leurs excréments, urines ou fèces qui indiquent qu’on entre chez eux.
Le philosophe voit dans la propriété, ce qui est propre, l’expression de cette frontière, et dans l’appropriation, le fait de rendre propre, à soi, le fait de faire entrer ce qui appartient à l’autre, dans son territoire. Il montre subtilement en quoi l’argent, invisible, « qui n’a pas d’odeur », est en fait un puissant moyen d’accumuler la richesse et de s’approprier le bien d’autrui.
L’espèce humaine a ainsi marqué qu’elle s’appropriait des environnements de plus en plus vastes. « La pollution signe l’appropriation du monde par l’espèce». Qui ne voit, dès lors, que le sujet nouveau, soit Homo Sapiens s’approprie comme espèces, l’étendue autour de son globe ? » « La croissance même de l’appropriation devient le Propre de l’Homme».
Déchets durs, déchets doux
L’Homme envahit le monde par les déchets du dur, mais aussi par les déchets du doux. L’inflation de communication, de publicité, c’est pour le philosophe, une pollution douce, une appropriation de l’espace commun qui nous agresse, nous dérange en nous imposant des bruits, des messages, des images, qui ne nous sont pas propres. Michel Serres range dans cette catégorie de la pollution douce la rumeur, la propagation à l’infini par les médias et la publicité de messages répétitifs, pour obtenir leur expansion exponentielle.
Tout cela mène à la possession : les messages des autres, des émetteurs puissants veulent nous possèder ( dans tous les sens du terme) et nous font tomber dans leur orbite. « Possédé, je deviens moi-même un déchet de ma conscience» résume Michel Serres.
Le philosophe va plus loin en rappelant l’affirmation de Kant selon laquelle, si le mensonge appartient à son inventeur, la vérité appartient à tout le monde. Face à ce monde cartographié, cadastré, saturé de limites de propriétés qui donnent des droits aux uns et en prive les autres, Michel Serres propose de lever les déchets d’appropriation. Le monde n’appartient à personne. Chacun y est locataire. L’attitude juste est la non appropriation. Le philosophe appelle ainsi à la fin des guerres et à l’union des hommes pour sauver la planète. Quand le bateau coule, doit finir la discorde entre les timoniers.
Le Mal propre, polluer pour s’approprier?, Michel Serres, Le Pommier, 92 pages, 10 euros.