Madame, Monsieur,
Je suis originaire de Saint-Étienne où j’ai effectué toute ma formation, depuis l’école maternelle jusqu’à la faculté. Comme beaucoup de ma génération, j’ai émigré pour trouver du travail. Mais je reste, comme la plupart de la diaspora stéphanoise, attaché à la ville qui m’a vu grandir.
Aujourd’hui élu à Lyon, j’enrage de voir Saint-Étienne décliner d’année en année, perdre des habitants, s’endetter sans fin, reculer dans le classement des villes françaises. J’enrage de voir Saint- Étienne poursuivre une politique dépassée, égoïste et impuissante, qui voudrait sacrifier les enjeux planétaires sur l’autel des intérêts locaux, au lieu de se placer dans le mouvement des villes qui font du développement durable la pierre angulaire de leur action.
Nuisible pour Saint-Etienne
J’enrage de voir les élus stéphanois s’accrocher à l’A45 comme un condamné à mort s’accrocherait à la corde qui va le pendre ! Car le projet d’autoroute A45 est un projet nuisible pour la ville de Saint-Étienne, un projet qui va vampiriser ce qui reste de vigueur dans la région stéphanoise : En premier lieu, c’est maintenant démontré par l’expérience, une autoroute entre deux villes vide la plus petite au profit de la plus importante. Ce ne sont pas les écologistes qui le disent mais les spécialistes des transports ! Yves Crozet, ancien directeur du Laboratoire d’Économie des Transports l’a rappelé encore récemment dans une interview donnée à l’AFP : « Les élus sont indécrottables ! Mais les autoroutes, ça déménage le territoire beaucoup plus que ça l’aménage”, en accélérant le processus d’aspiration vers les pôles les plus forts. » Pour le dire autrement, l’A45 accélèrera la transformation de Saint-Étienne en banlieue dortoir de Lyon.
Saint-Etienne tourne le dos à son passé
En second lieu, si le projet d’A45 est nuisible en soi pour Saint-Étienne, son tracé est particulièrement nocif. Il va amplifier l’affaiblissement économique de la ville, et le déplacement de l’activité vers la plaine du Forez.
Comme l’a joliment écrit Rudy Ricciotti, Saint-Étienne est une ville qui a perdu son énergie motrice qui était constituée par la culture du travail industriel. De fait, le début du déclin stéphanois date d’une décision du patronat local qui, dans les années 70, a considéré qu’il fallait sortir les usines du tissu urbain et déplacer l’activité industrielle au nord, dans la plaine du Forez. Saint-Étienne n’en finit pas de payer le prix de cette décision. En effet, si on étudie les villes européennes, ce sont celles qui ont réussi l’évolution de leur centre- ville qui sont aujourd’hui dynamiques. Lyon, dont le centre historique a été inscrit au patrimoine de l’humanité par l’Unesco est emblématique de ce point de vue.
Or, au-lieu de valoriser sa courte mais intense histoire, Saint-Étienne n’en fini pas de tourner le dos à son passé. En témoigne la dénaturation du site de la manufacture impériale d’armes, ou encore la vilaine couleur jaune que l’ancien maire a voulu imposer partout. D’autres villes européennes au profil comparable, par exemple dans la Rhur allemande ont su pourtant tirer parti de leur ancien site industriels2.
Saint-Étienne a au contraire vidé sa ville centre au profit de sa périphérie. En déplaçant les usines sans création d’une structure institutionnelle supra-communale, la ville centre a perdu une grande partie de la ressource fiscale qui lui aurait permis des projets urbains ambitieux. La constitution trop tardive de Saint-Etienne Métropole n’a pas permis d’enrayer le déclin.
Le résultat de cette politique aveugle a été l’enrichissement des villes périphériques, par exemple Andrézieux-Bouthéon, et une ville centre qui s’est petit à petit paupérisée. Et quand la ville-centre décline, les entreprises vont ailleurs, par exemple à Lyon ! Par voie de conséquence, Saint-Étienne s’est vidée d’une grande partie de sa population active, ceux de ma génération.
De la plaine du Forez à Saint-Etienne
Le projet d’autoroute A45 représente l’aboutissement de cette évolution. Qu’est en effet le projet d’A45, sinon un tracé autoroutier qui permet d’aller directement de la plaine du Forez à Lyon sans passer par Saint-Étienne ? L’A45 videra encore plus Saint-Étienne et laissera la ville exsangue, coincée entre une plaine du Forez dynamique et des centres de décisions qui auront tous définitivement migré à Lyon.
En troisième lieu, construire une infrastructure routière classique alors que la raréfaction annoncée du pétrole et l’accroissement du prix de la l’énergie vont rendre les transports routiers bien plus chers, c’est tout à la fois antisocial mais aussi anti-économique. Une étude récente conduite par la DREAL Rhône-Alpes et l’agence d’urbanisme du Grand Lyon3 montre la fragilité du budget des ménages qui sont obligés de prendre leur véhicule individuel. La précarité énergétique gagne du terrain et précipite beaucoup de familles dans des difficultés financières insurmontables. Quant aux entreprises, le coût de l’énergie sera un élément important de leur compétitivité. Dans les deux cas, la mobilisation des fonds publics pour une infrastructure dépassée et nocive accentuera les difficultés des uns et des autres.
Bref, le projet d’A45 est le symptôme d’une absence de vision de l’avenir, qui conduit les décideurs stéphanois à la même attitude que les généraux français s’abritant derrière la ligne Maginot en 1940. L’effondrement en est l’issue prévisible.
Une autre politique est pourtant possible. L’avenir économique doit s’inscrire dans le mouvement de la lutte contre le réchauffement climatique et la transition vers un avenir soutenable.
Lubie d’écologiste ? Plus de 1900 villes européennes, de toutes les couleurs politiques ont signé la convention des maires pour une énergie durable, plus de 1000 villes américaines se sont engagées dans le US Mayor’s climate protection agreement. Pour en avoir discuté personnellement avec des responsables politiques de villes aussi différentes que Götebord, Portland ou TaïPeï, je peux témoigner que tous font de la transition écologique de leur tissu urbain un facteur clé de la compétitivité économique à venir de leur territoire.
Energie et transports
Or Saint-Étienne peut tirer de son histoire des sérieux atouts pour basculer dans le 21ème siècle. L’essentiel est de comprendre comment une politique publique peut entrainer le dynamisme économique du territoire. L’énergie et les transports sont deux piliers de l’histoire industrielle stéphanoise : mines, première voie ferrée de France, etc. Ce sont encore aujourd’hui deux secteurs clés pour l’édification d’un développement urbain soutenable.
Alors, si une nouvelle infrastructure de transports entre Lyon et Saint-Étienne est nécessaire, pourquoi ne pas imaginer une infrastructure liant voie ferrée, transports collectifs routiers et véhicules individuels, mettant les marchandises sur le rail, et, pourquoi pas, produisant tout ou partie de l’énergie nécessaire aux véhicules qui la parcourent grâce à des ENR ? Elle devra répondre aux nouveaux défis qui sont les nôtres :
sortir de la dépendance au pétrole et réduire fortement l’empreinte écologique des transports ; > séparer les flux de marchandises des transports de personnes ; organiser l’inter-modalité entre transports inter-urbains et intra-urbains.
J’entends déjà les grincheux me dire que l’heure n’est pas à la science fiction mais à l’urgence. Mais l’urgence est de changer de politique, et ce sont les inventeurs et innovateurs qui ont fait l’extraordinaire dynamisme de la région stéphanoise au 19ème siècle.
D’autre part, l’invention d’un développement urbain soutenable implique une transformation urbaine sans précédent4. Et là encore, le passé industriel stéphanois offre un socle très intéressant :
Les techniques nécessaires à la limitation des consommations énergétiques et des émissions de GES, en particulier dans le bâtiment, vont redonner une place importante au savoir-faire ouvrier qui a fait la force de la région stéphanoise. Là encore, les collectivités peuvent et doivent jouer un rôle moteur dans l’évolution de la profession, tant par l’investissement sur leur patrimoine propre que par les opérations de restructuration urbaine.
La plupart des villes du monde redonnent une place importante au vélo dans les déplacements urbains. Or, la gamme de vélos adaptés aux usages urbains est assez faible aujourd’hui. Cela devrait donner des idées dans une ville ou la tradition cycliste est aussi forte, la ville de Paul de Vivie, « Vélocio », et qui se tourne aujourd’hui vers le design.
Le secteur des cleantechs et des éco-entreprises va connaître un développement important. La présence d’établissements d’enseignement supérieur comme la prestigieuse l’Ecole des Mines pourrait permettre de favoriser l’innovation, de structurer et de faire décoller la filière.
Ce ne sont que quelques idées, il y en a beaucoup d’autres. Ce sont les politiques que nous mettons en œuvre à Lyon, mais également que la plupart des villes mondiales dynamiques tentent de structurer. La capacité à construire un développement urbain local soutenable sera un facteur clé pour les territoires engagés dans la compétition économique mondiale. Il ne faut pas que Saint- Étienne prenne le train à rebours !
Certes, le maire de Saint-Etienne, Maurice Vincent, et son équipe ne sont pas responsables ni de la situation actuelle de la ville, ni de l’endettement abyssal qu’il a reçu en héritage, faillite de 30 années de gestion de droite. Mais ils le deviendraient en continuant dans des directions dont on sait qu’elles sont obsolètes et nocives.
Alors plutôt qu’attendre l’A45 comme les premiers chrétiens attendaient le retour du messie, il est temps pour Saint-Etienne de rejoindre le peloton des villes européennes et mondiales qui innovent et inventent les solutions qui permettront je l’espère la création d’un développement humain supportable par la planète.
Est-ce utopique de rêver que Saint-Étienne arrête les contresens autoroutiers et prenne le train du futur, celui de l’économie verte ?
Bruno Charles Vice-président du Grand Lyon