Ce n’est pas la Terre qui est en danger. Elle a subi bien des métamorphoses, des cataclysmes, des disparitions. C’est l’humanité qui est menacée par des changements commencés, qui s’annoncent violents. Présidente directrice générale de CNR Elisabeth Ayrault, ne se dit pas catastrophiste, mais simplement lucide. Et trouve que beaucoup d’entreprises n’ont pas pris la mesure des changements nécessaires.
J’ai souvenir que l’année dernière, dans ce même endroit, j’avais terminé mon intervention en vous alertant sur les multiples dangers que les fleuves du monde traversent et qui en tuent certains, tuant par la même occasion tout ce qui vit autour d’eux, y compris les hommes.
Le film que nous venons de voir s’inscrit dans ces alertes régulières que je peux lancer du fait que j’ai la chance, en tant que présidente de CNR, de pouvoir intervenir souvent devant des publics différents, qu’ils soient avertis ou non. La CNR bénéficie en effet d’une écoute très forte, à la fois parce que son modèle de gestion intégrée d’un fleuve intéresse de plus en plus de décideurs, que ce soit en France ou à l’international, mais aussi parce que l’accélération des changements qui s’opèrent autour de nous interpelle et amène chacun à se poser beaucoup de questions..
Être un lanceur d’alerte c’est bien, mais je considère que ce n’est pas suffisant. Si tous les lanceurs d’alertes de ce dernier demi-siècle étaient passés à l’action, nous aurions pu gagner beaucoup de temps face aux éléments naturels qui s’affolent autour de nous.
L’année dernière, je vous disais mon inquiétude face au changement climatique et au manque d’eau, étayée par ce que nous constatons chaque jour sur le Rhône. Certains m’ont ensuite interpellée car ils me trouvent excessive dans mes alertes, d’autres bien sûr trouvent que je n’en fais pas assez. Mais rien ne s’est arrangé depuis l’année dernière, c’est même pire sur certains continents.
Les populations les plus pauvres n’ont plus le choix
Ces divergences de sensibilité se retrouvent dans beaucoup de pays développés, qui ont encore les moyens de fermer les yeux sur la réalité et qui confient aux pays plus pauvres ou moins exigeants le soin d’émettre à leur place le CO2 et les pollutions générés par leur façon de vivre et de consommer. Dans les pays plus pauvres, les populations n’ont plus le choix, elles ne peuvent que constater les changements de leur environnement, la chaleur qui les écrase par exemple.
Et il a fait chaud, très chaud en 2019, c’est la deuxième année la plus chaude enregistrée depuis les premiers relevés en 1850. Certains vont me dire que c’est exceptionnel, mais que répondent ils lorsque je leur dis que
- le top 5 des années les plus chaudes depuis 1850 est dans les dix dernières années
- chaque décennie est plus chaude que la précédente depuis 1980,
- que nous avons enregistré 46° à Vérargues, dans l’Hérault, le 28 juin dernier. 46° en France, nous ne parlons pas de l’Australie !
L’Australie, continent en flammes
L’Australie justement, qui continue à brûler malgré les pluies de ces derniers jours. C’est un continent entier qui est en flammes, mais, et ce sont les limites de la multitude d’informations qui nous sont fournies chaque seconde, savez-vous que ces feux de forêt dévastateurs ont aussi touché l’Amérique du Sud, l’Indonésie, la Sibérie et l’Alaska .
Avez-vous compris que l’Australie, avant de brûler, avait enchainé les années les plus sèches de son histoire, savez-vous que les Australiens sont de très grands pollueurs, méprisant leur environnement au prétexte que leur continent est immense et que l’espace dont ils disposent permet tous les excès ?
Savez-vous que de nombreuses parties de l’Asie du Sud Est et de l’Amérique centrale ont aussi vécu des périodes dramatiques de sècheresses cette année, pendant que l’Iran, l’Argentine et l’Uruguay vivaient à l’inverse des inondations catastrophiques.
Plus près de nous en France
Plus près de nous, en France, nous vivons aussi la multiplication des tempêtes et leur intensité – les orages de grêles d’une violence rare du mois de juin dans la Loire, la Drôme et l’Ardèche en sont l’une des illustrations -, nous vivons aussi les phénomènes de sècheresses suivies de pluies diluviennes qui dévastent chaque année le Sud de notre pays.
Quant au Rhône, il continue à subir les changements constatés depuis quelques années. Nous avons en effet souffert d’un manque important d’eau jusqu’à mi-octobre, puis soudainement les pluies sont arrivées, nous permettant de produire à peu près la moyenne habituelle d’énergie. La moyenne ne traduit plus un débit régulier depuis plus de 20 ans.
Ces records de chaud et de froid, de grandes sècheresses et d’inondations, vont être dépassés de plus en plus fréquemment selon l’Organisation Météorologique Mondiale, et ces excès s’accompagneront d’autres excès, pollutions, famines, accélération des migrations.
Déforestation, pollution des fleuves et des océans
Les émissions de CO2 ne sont pas les seules en cause, même si on ne cesse de nous en parler. Je refuse cette pensée unique qui occulte la déforestation, la pollution de nos fleuves et de nos océans, notamment aux plastiques, l’artificialisation ou la stérilisation de nos sols. J’aurais beaucoup d’autres exemples à donner tant nos excès sont nombreux et détruisent tout aussi méthodiquement notre environnement que nos émissions de CO2. Il faut lutter contre tout cela en même temps.
Je vous disais donc que lancer des alertes ne peut pas suffire, il faut agir. Agir, c’est cesser de se comporter en spectateur et devenir acteur du changement. Nos populations attendent beaucoup des Etats, qui ne peuvent en fait pas faire grand-chose si les entreprises, et ces mêmes populations qui descendent dans la rue pour protester, ne se prennent pas en charge et n’agissent pas concrètement pour changer nos modèles de société.
Trop peu d’entreprises s’engagent réellement
Trop peu d’entreprises s’engagent réellement dans la lutte contre les effets des bouleversements de notre environnement, trop peu de personnes acceptent de revoir leur mode de vie, c’est une réalité.
CNR est en revanche un acteur du changement climatique, même si comme je le disais, il reste encore beaucoup de progrès à faire. Il y a une dizaine d’années, après avoir vécu à l’échelle rhodanienne, concentrée sur ses ouvrages hydroélectriques, CNR a commencé à s’ouvrir à d’autres enjeux en se diversifiant d’abord dans d’autres énergies renouvelables, en faisant le choix d’utiliser le vent et le soleil, en plus de l’eau. Puis CNR a exploré différentes formes de stockage – l’hydrogène, les batteries -, pour mieux valoriser son énergie verte, CNR a développé une mobilité durable, qui est forcément verte, a imaginé des centrales virtuelles etc…
CNR s’est transformée pour accompagner la montée des mouvements environnementaux, en investissant dans la biodiversité. L’agence de l’eau qui nous accompagne dans la réhabilitation des lônes nous dit que ces programmes sont uniques au monde, nous serons d’ailleurs présents au Congrès de l’UICN – union internationale pour la conservation de la Nature – à Marseille en juin, ou la COP 15 Biodiversité en octobre, à Kunming où nous présenterons toutes ces actions menées par CNR au service de la vie du Rhône.
CNR noue aussi des partenariats avec les territoires au travers de ses plans de MIG, que ce soit avec les Régions, les collectivités, les associations de parties prenantes au Rhône. Et CNR explore le futur avec l’ISARA, le CEA Liten, l’EML, l’INSA, l’UCLY, et bien d’autres. De même CNR relaie la politique ambitieuse de l’Europe qui veut que l’économie européenne soit durable, et qui mieux que CNR peut comprendre que ce n’est pas une utopie puisque chaque jour elle démontre que la réconciliation entre économie et écologie est possible.
Initiatives pour les Grands Fleuves
Pour conclure, je veux vous parler des IAGF , Initiatives des Grands Fleuves, citées dans le film, qui sont l’un des engagements forts que CNR a pris en faveur de l’environnement. En 2014, CNR a créé cette association, et l’a confiée à un promeneur immortel, Erik Orsenna, grand spécialiste de l’eau et des désordres économiques.
Pourquoi les IAGF ? Mais tout simplement parce que nous avons voulu agir pour que les fleuves qui ne se parlent pas entre eux puissent partager leurs problèmes et les solutions qui peuvent être mises en œuvre. Encore aujourd’hui, les fleuves n’existent pas dans les discours sur le changement climatique, on ne nous parle que de l’air et des océans. Et pourtant, tous les spécialistes s’accordent à dire que les guerres de l’eau sont en gestation, que l’eau douce de plus en plus mal répartie sur la planète va provoquer des luttes de pouvoir, des déplacements massifs de population. Car sans eau, plus de nourriture, sans eau plus de vie.
Pour créer IAGF, nous avons donc rassemblé des experts en archéologie, en histoire des religions, en architecture, en poissons, … et nous les faisons dialoguer avec les représentants de fleuves de tous les continents.
Avec eux, nous avons étudié le sujet des deltas qui s’enfoncent ou sont submergés par les eaux de mer – 800 millions de personnes y vivent, où iront elles -, de la santé des hommes qui se dégradent avec la pollution des fleuves, de l’agriculture qui n’a plus assez d’eau pour nous nourrir, de la biodiversité qui disparait, de la déforestation qui assèche les fleuves, de la navigation qui permet de sécuriser les transports et d’économiser les routes. Nous allons bientôt étudier les fleuves et les villes, les fleuves et les plastiques qui les asphyxient avant d’aller tuer les océans. Pour chacun de ces sujets, nous avons proposé des solutions, que nous avons partagées avec les autorités locales, dont certaines solutions commencent à être déployées.
CNR, acteur, a un rôle majeur à jouer dans les IAGF car elle le sait bien, un fleuve c’est vivant et fragile, il faut le gérer de façon globale, et en permettre tous les usages de façon raisonnée.
Je ne suis pas catastrophique, je suis lucide
Ne vous y trompez pas, je ne suis pas catastrophiste, mais je suis lucide. C’est d’ailleurs pour cela que je participe activement aux travaux des IAGF et que j’ai été voir le fleuve Jaune, à l’invitation de la commission du fleuve Jaune. Et bien, savez vous que ce fleuve long de 5400 kilomètres a tellement été exploité par les hommes qu’en 1998, il s’est arrêté de couler pendant 300 jours, à 700 kilomètres de la mer de Bohaï !
Les Chinois ont réagi avec force – façon chinoise mais pour lutter contre ces catastrophes, il faut un peu de directivité ! -, et j’ai pu voir les premiers résultats positifs de leur action.
C’est en découvrant la souffrance des fleuves et leur lien essentiel avec le vivant que j’ai voulu créer les IAGF. Merci à Gérard Collomb d’avoir soutenu ce projet dès sa naissance, merci à Pascal Mailhos d’avoir accueilli les IAGF à Toulouse quand vous y étiez Préfet de la Région Occitanie et que vous avez osé aborder le sujet de l’eau du bassin Adour Garonne qui ne parvient plus à contenter tout le monde.
Et surtout, avant que nous ne nous quittions, rappelez vous que ce n’est pas la planète qui est en danger, elle s’en remettra, ce sont les hommes qui sont en danger. La planète vivra d’ailleurs bien mieux quand les hommes auront disparu !