Dans le contexte du projet de loi de relance du nucléaire, l’Institut Mines Télécom, signale l’analyse de Michaël Mangeon, Chercheur associé EVS-RIVES ENTPE, enseignant vacataire Paris Nanterre, consultant, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et de Mathias Roger, Chercheur en histoire et sociologie des sciences et des techniques, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom. Dans un article publié par The Conversation Sûreté du nucléaire en France : comprendre la brusque réforme voulue par le gouvernement ces chercheurs adoptent une analyse critique de la réforme du système d’expertise et de contrôle de la sûreté nucléaire en repartant de l’histoire de la création de la filière nucléaire dans les années 70 en France. Le texte ci-après reprend essentiellement l’article cité ci-dessus.
Face à l’urgence climatique et aux problématiques de souveraineté et de sécurité d’approvisionnement électrique, le gouvernement d’Emmanuel Macron a choisi d’accélérer la relance et la modernisation du parc nucléaire national. Depuis l’annonce, en février 2022, de la « renaissance du nucléaire français », avec la construction à partir de 2028 de six réacteurs « nouvelle génération » (type EPR 2), les décisions se multiplient. À l’image du projet de loi visant l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires et au fonctionnement des installations existantes.
Dans le cadre de ce projet, un amendement du gouvernement propose une réforme du système d’expertise et de contrôle de la sûreté nucléaire.
Pour comprendre les enjeux, il faut revenir sur la manière dont ce système s’est développé en France. C’est au cours des années 1970, durant le développement du programme nucléaire français de centrales EDF, qu’un système d’expertise et de contrôle de la sûreté nucléaire a été mis en place autour de trois acteurs : l’industriel ; un petit service du ministère de l’Industrie créé en 1973 pour contrôler la sûreté nucléaire ; l’IPSN (l’Institut de protection et de sûreté nucléaire), institut émanant du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et chargé de l’expertise et de la recherche, créé en 1976.
Un système d’échanges directs
Bien que les centrales soient de technologie américaine, réacteurs à eau pressurisée, le modèle d’expertise et de contrôle en vigueur outre-Atlantique est considéré comme trop dirigiste et réglementaire. La France préfère conserver une approche historique, plus souple et moins réglementaire permettant la convergence des positions entre spécialistes des différents organismes par l’échange direct . Les enjeux économiques et industriels s’entremêlent ici avec les aspects techniques et scientifiques.
Le système choisi se montre efficace pour suivre la cadence imposée par la construction à marche forcée du parc électronucléaire ; il se trouve conforté après l’accident nucléaire de Three Mile Island dont le lien est établi avec l’approche trop réglementaire de l’autorité de sûreté américaine aux dépens d’une expertise plus technique.
Le tournant de Tchernobyl
L’accident de Tchernobyl en 1986, avec l’affaire très médiatisée du « nuage radioactif », suspecté de s’être arrêté à la frontière de la France, fragilise la crédibilité du système de contrôle et d’expertise français. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) qui réunit des parlementaires de l’Assemblée Nationale et du Sénat, propose la création d’une agence nationale de sécurité et d’information nucléaire. Cette autorité administrative indépendante des pouvoirs publics sera chargé de surveiller et réglementer les installations, d’assurer l’information, notamment vers le public.
En 1998, le député et membre de l’OPECST Jean-Yves le Déaut rédige, à la demande du premier ministre Lionel Jospin, le rapport « Le système français de radioprotection, de contrôle et de sécurité nucléaire : la longue marche vers l’indépendance et la transparence ». Il préconise la création d’un expert public indépendant du CEA et une autorité de sûreté forte et indépendante du gouvernement. Le rapport souligne que « construire un lien organique trop fort entre l’autorité de sûreté et le pôle d’expertise reviendrait à limiter la capacité d’expression du pôle d’expertise ». La science ne doit pas être liée au contrôle, à la compétence qui permet d’autoriser ou non. L’expertise et le contrôle doivent être indépendants.
En 2002 est créé l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire,( IRSN), comprenant 1 800 experts et chercheurs dans tous les domaines liés à la sûreté nucléaire et la radioprotection. En 2006 est créée l’autorité administrative indépendante en charge de contrôle, forte de plus de 500 agents, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), présente sur tout le territoire par des équipes d’inspecteurs et d’inspectrices, en mesure de réaliser des visites programmées ou inopinées dans toutes les installations nucléaires, notamment du secteur de l’énergie, .
À la fin des années 2000, au moment où la France envisage une relance du nucléaire, le système d’expertise et de contrôle paraît, pour certains, inadapté. Un rapport sur l’avenir de la filière nucléaire de François Roussely, ancien dirigeant d’EDF, pointe les « excès de zèle » de l’ASN. Il préconise que l’IRSN assure désormais la diffusion et la promotion des règles et normes de sûreté françaises pour favoriser les exploitants français à l’export.
Les conséquences de Fukushima
L’accident de Fukushima Daiichi en mars 2011, met provisoirement un terme à ces volontés de rapprocher sûreté nucléaire et enjeux industriels. Le système français est alors érigé en modèle par les instances internationales face aux risques de collusion entre contrôleur et contrôlé identifiée comme une cause profonde de l’accident survenu au Japon.
Aujourd’hui, alors que le spectre de Fukushima s’éloigne et que le gouvernement a annoncé vouloir relancer le programme nucléaire, une proposition de réforme du système d’expertise et de contrôle a été brusquement mise sur la table, par le biais d’un simple communiqué de presse du ministère de la Transition écologique. La proposition avance en particulier l’intégration de l’IRSN dans une « super ASN » qui disposerait ainsi du double rôle d’expert et de décideur en matière de sureté. L’un des objectifs est de « consacrer l’indépendance et la transparence du système de sûreté nucléaire français », en transférant l’IRSN vers l’ASN, Autorité administrative indépendante, considérée comme objectivement plus indépendante, car non soumise à des tutelles ministérielles.
Le gouvernement présente le projet comme une évolution naturelle du système existant. Une analyse historique montre pourtant qu’il s’agit plutôt d’une rupture sur la forme – le projet n’a jamais été discuté en amont par des organismes tels que l’OPECST – et sur le fond – le système actuel ayant été conçu en réponse à une crise de confiance dans le nucléaire qui s’est depuis notablement atténuée.
La réforme repose sur une définition restrictive de la notion d’indépendance, comme résultant d’un simple statut institutionnel. De nombreux travaux de l’Agence internationale de l’énergie atomique, de l’OCDE ou des synthèses de travaux de recherche ont montré que la notion d’indépendance possède, au contraire, de multiples dimensions (fonctionnelle, organique, factuelle…).
Un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation de la législation de 2004 sur les Autorités administratives indépendantes « l’indépendance est un état d’esprit, et un état d’esprit ne se décrète pas ». En ce sens, l’indépendance n’est jamais définitivement acquise et il faut toujours composer avec le risque de capture de l’expertise et du contrôle par des enjeux politiques, industriels ou économiques. De ce point de vue, la proximité accrue de l’expertise et de la décision au sein d’une « super ASN », mettra à rude épreuve l’indépendance de l’expertise.
Un autre objectif vise à « fluidifier le processus de décision et de gagner en coordination » pour « renforcer les compétences et la puissance d’action de l’ASN ». Bien que le gouvernement explique que le système actuel fonctionne et n’est pas en cause, cette réforme fait écho à des critiques envers l’IRSN et l’ASN, sujets souvent tabous dans le domaine nucléaire, qui ont été exposées publiquement ces dernières années.
Le constat d’une relation de pouvoir compliquée entre les deux organismes, voire d’une compétition médiatique, a été mis en avant par Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique du CEA et Claude Le Bris, qui pointent le fonctionnement trop « juridique » et peu adapté aux contraintes industrielles de l’ASN.
L’association Patrimoine nucléaire et climat (PNC) parle ouvertement des dérives de l’IRSN qui polluent le processus « instruction-expertise-décision », en rendant publics ses avis avant les décisions de l’ASN. L’expertise de l’IRSN constituerait alors une sorte de pré-décision contraignant fortement la marge de manœuvre de l’ASN.
En définitive, il paraît clair que cette réforme transcrit une volonté de mieux concilier l’organisation de l’expertise et du contrôle de la sûreté avec les nouveaux enjeux industriels : construction de nouveaux réacteurs nucléaires et prolongation de la durée de fonctionnement des réacteurs en service . Cette volonté provenant des milieux politiques et industriels pour une sûreté nucléaire plus fluide et plus en adéquation avec les enjeux industriels devrait selon nous être mieux explicitée et, surtout, assumée.
Dans un contexte de forts enjeux industriels et dans un monde en crise, une telle réforme ne représente pas seulement une rupture organisationnelle : au sein d’un système aux composants interdépendants, les évolutions organisationnelles ne vont pas sans modifier les règles, les pratiques, les relations entre les acteurs de la sûreté nucléaire et même la philosophie globale de l’expertise et du contrôle. De plus, de Three Mile Island à Fukushima, en passant par Tchernobyl, le fonctionnement du système de contrôle et d’expertise apparaît comme une des causes des grands accidents nucléaires.
Réaliser une évaluation complète des opportunités et risques potentiels paraît être une entreprise préalable indispensable au lancement d’une réforme impactant potentiellement la stabilité du système, la sûreté nucléaire et, au final, la crédibilité du nouveau programme nucléaire.